L'histoire commence en 1896, dans le petit village de Manonviller, situé en Meurthe-et-Moselle, à 14 kilomètres à l'est de Lunéville, comptant alors 530 habitants.
Manonviller - Généanet |
Le 29 septembre 1896, le parquet de Lunéville apprend une rumeur persistante : une jeune fille serait séquestrée par sa famille depuis au moins deux ans. Face à la gravité de l'accusation, une enquête est rapidement ordonnée pour vérifier la véracité de ces faits.
Dès le lendemain, le maire de la commune, accompagné de la gendarmerie, se rend à l'improviste dans la maison où vit la veuve Aubry et ses cinq enfants. Une odeur insupportable émane d'une chambre du rez-de-chaussée aux volets clos. La puanteur est si forte que personne n'ose véritablement y entrer.
Allongée sur un grabat, sur une paille pourrie et souillée d'excréments, ils découvrent Joséphine, 19 ans, l'aînée des enfants de la veuve Aubry. Vêtue d'une vieille chemise en lambeaux et enveloppée dans une couverture en décomposition, elle est recroquevillée, ses muscles atrophiés, ses genoux touchant son menton. Incapable de marcher, elle doit se traîner sur les talons et les mains pour se déplacer.
Mais que s'est-il passé dans cette maison ? Comment Joséphine, autrefois une jeune fille robuste, en bonne santé, qui s'occupait du ménage, surveillait ses jeunes frères et sœurs, et vivait libre et heureuse dans le village, en est-elle arrivée là ?
Pour comprendre son calvaire, il faut remonter deux ans plus tôt, au 7 juin 1894, date à laquelle son père, Joseph, décède à l'âge de 51 ans. Il laisse derrière lui une jeune veuve de 35 ans, Marie Barbe Julie Thirion, et plusieurs enfants.
Une veuve inconsolable ? Pas vraiment, si l'on en croit une autre rumeur qui circule dans le village : la veuve aurait un amant, et ce bien avant le décès de son mari. Cet amant, Joseph Ary, est lui aussi marié et père de famille.Partageant son temps entre son foyer conjugal et la maison de la veuve Aubry, il prend le contrôle de cette dernière et exerce une influence néfaste sur sa maîtresse.
La mère commence alors à manifester des sentiments d'indifférence et d'hostilité à l'égard de ses enfants, tout particulièrement envers Joséphine, que l'on décrit dans le village comme "simple d'esprit".
Sous prétexte de soigner sa fille "malade", elle décide de l'enfermer dans un petit réduit attenant à la cuisine, un espace étroit, humide et sombre, veillant à ce que la porte reste fermée à l'aide d'un crochet extérieur.
Ary, l'amant, s'occupe de cloisonner, à l'aide de vieilles planches, une ouverture qui donne sur l'écurie.
Joséphine va vivre là pendant de longs mois, jour et nuit, privée de soins, d'hygiène et insuffisamment nourrie, incapable de bouger dans cet espace exigu. Exposée au froid, à l'humidité et à l'obscurité, elle perd peu à peu l'usage de ses jambes. L'ankylose de ses articulations et la rétractation de ses muscles la rendent incapable de se tenir debout.
En novembre 1895, Marie, 17 ans, et Auguste, 16 ans, frère et sœur de Joséphine, décident de fuir la maison pour échapper aux brutalités d'Ary. Se sentant plus libre après leur départ, ce dernier durcit encore les conditions de détention de Joséphine. Les autres frères et sœurs reçoivent l'ordre de ne pas la laisser s'échapper et ont interdiction de pénétrer dans le réduit.
Le procès débute à Lunéville.Les deux accusés contestent avec véhémence les accusations portées contre eux. La veuve Aubry admet qu'elle n'a peut-être pas apporté tous les soins nécessaires à sa fille, mais elle se défend de l'avoir enfermée et maltraitée. Ary, déjà connu défavorablement pour des faits de violence, prétend quant à lui n'avoir fait que corriger "paternellement" les enfants Aubry et assure qu'il ne s'occupait jamais de Joséphine.
Mais ce système de défense est mis à mal par les témoignages des voisins, des enfants Aubry et même des enfants d'Ary.
Le château de Lunéville - Généanet |
Lors du procès, la veuve Aubry, qui s'exprime avec une grande intelligence, nie avoir eu une relation avec Ary avant le décès de son mari. Elle insiste que si elle a enfermé sa fille, décrite comme faible d'esprit, c'était par crainte qu'elle ne mette le feu à la maison.
On interroge plusieurs témoins à charge:
Le maire de la commune, Joseph Stourme, affirme qu'il ignorait qu'une jeune fille de sa commune était séquestrée, il connaissait Joséphine, qu'il décrit comme "idiote de naissance".Il conclut son témoignage en déclarant que la veuve Aubry avait des mœurs légères..
Le garde-champêtre, Edouard Martin, était au courant de la rumeur publique, il en avait d'ailleurs informé le maire qui lui avait répondu qu'il n'agirait que lorsque la jeune fille serait morte.
Viennent ensuite les enfants de la veuve Aubry. D'abord Marie, 17 ans, domestique à Lunéville, qui a fui la maison pour échapper aux violences d'Ary. Elle confirme la relation entre sa mère et Ary, qui avait débuté bien avant le décès de son père. D'ailleurs, celui-ci savait qu'il n'était pas le père de son dernier enfant.Elle ajoute que chaque fin de mois, sa mère venait à Lunéville pour lui prendre ses gages, prétendant qu'elle en avait besoin pour nourrir et habiller ses frères et sœurs. Or, selon Marie, sa mère n'a jamais acheté de vêtements. L'argent était dépensé avec Ary.
Son frère Auguste, 16 ans, garçon de culture, témoigne à son tour. Lui aussi a été frappé par Ary. À chaque occasion, il essayait discrètement de faire passer de la nourriture à Joséphine.
Philomène, 13 ans, leur sœur, confirme que Joséphine était enfermée et que c'était Ary qui "leur coupait le pain à tous".
Enfin, Mélanie Ary, 16 ans, fille de l'accusé, déclare s'être rendue à plusieurs reprises chez la veuve Aubry. Elle confirme que Joséphine était séquestrée depuis au moins deux ans.
Le docteur Job, qui a examiné Joséphine, décrit les souffrances de la jeune fille, désormais dans un hospice de Lunéville, où elle finira probablement ses jours.
On passe aux témoins de la défense :
Jules Henri Ponsot, qui a quitté le village en juillet 1895, déclare que Joséphine était certes "idiote", mais qu'elle était libre de se déplacer à sa guise
S'ensuit une série de témoins affirmant n'avoir jamais rien vu ni entendu de suspect...
L'avocat général soutient l'accusation et dresse un portrait des horribles souffrances endurées par Joséphine. Toutefois, il insiste sur la nécessité de prendre en compte la responsabilité de chacun et évoque des "circonstances atténuantes" (!).
L'avocat de la veuve Aubry parle de simples racontars, affirmant que la preuve de la séquestration n'a pas été établie. Il pointe également les divergences dans les témoignages, notamment celui d'Auguste, le frère de Joséphine, qui avait initialement déclaré que sa sœur n'avait jamais été enfermée.
De son côté, Maître Larcher, l'avocat d'Ary, soutient que, puisque l'avocat de la veuve Aubry a démontré qu'elle n'était pas coupable de séquestration, son client ne pouvait donc pas être complice d'un acte imaginaire. Il plaide pour un homme "honnête, travailleur, bon père de famille", rappelant même qu'Ary avait un jour sauvé un militaire de la noyade.
L'avocat s'attarde sur le témoignage de l'aînée, Marie, réussissant à la dépeindre de façon abjecte aux yeux du jury. Il affirme que tout cela n'est que le fruit des cancans d'un village, et appelle à la sagesse du jury pour ne pas condamner un homme qui n'a fait que rendre service à une pauvre veuve.
Le jury se retire pour délibérer et revient… dix minutes plus tard.
Verdict : non-coupables. Les deux accusés sont immédiatement remis en liberté et, une fois la levée d'écrou signée, ils repartent tranquillement en train pour Manonviller.
Gare de Lunéville - Généanet |
Le public, manipulé par la plaidoirie de Maître Larcher, huant la pauvre Marie, l'accompagne du tribunal jusqu'à la gare, au point qu'elle doit être protégée par deux agents de police.
Qu'est devenu Joséphine, je l'ignore à ce jour.
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